Saisir la nuit. Dans une église languedocienne une exposition puissante de Jean-Paul Marcheschi

 

 

L'église Sainte-Anne, à Montpellier, est un bâtiment néogothique assez élégant, dont l'intérieur avait été orné de peintures néoromanes. Désaffectée, elle est devenue espace d'exposition, et très vaste espace puisqu'aucune cloison encombrante ne segmente la perspective ni ne masque l'architecture. L'idée est excellente, d'autant que jusqu'ici Montpellier manquait singulièrement d'endroits dévolus à l'art contemporain et d'un programme cohérent en la matière.

Il faut, pour " tenir " dans un lieu si différent des salles habituelles, des oeuvres de vastes dimensions et de grande rigueur. Les dessins de Jean-Paul Marcheschi qui recouvrent les murs entre les colonnes satisfont à ces deux impératifs.

Pendant dix ans, de 1981 à l'année dernière, l'artiste s'est imposé de dessiner chaque matin les images ou bribes d'images qui lui étaient apparues durant la nuit précédente, non point pour fixer des visions oniriques - rien de surréaliste dans cette entreprise - mais pour constituer une sorte de journal de l'invisible et de l'irreprésentable, expérience de la limite qui veut faire montrer à la peinture plus que ce qu'elle peut révéler. " Le principe même, admet l'artiste, la matière des nuits, est par définition difficile à appréhender, paradoxal à traiter pour une artiste de la vue et du regard, puisque c'est une matière par essence insaisissable. Comment saisir la nuit ? "

Pour la saisir, il multiplie les dessins, croquis esquissés, pages couvertes de phrases incomplètes ou illisibles, feuilles noircies à la bougie. Le noir de fumée dissimule les traits, oblitère les écritures, suggère des ombres, des masses flottantes et des fantômes. Accrochés bord à bord, ces dessins forment des ensembles de plusieurs mètres de haut et de large composés avec une belle science de l'effet. Des ondes de blanc circulent entre les coulées noires.

Gris ténébreux, blancs brunis par les flammes et noirs luisants s'harmonisent dans la pénombre. Les formes se répondent et semblent se multiplier sans cesse. Des collections paraissent s'organiser, qui donnent à chaque panneau son unité et son signe distinctif, crâne, flamme, ossement, ténèbres.

Tout cela, aux dimensions de l'église, glisse immanquablement au rituel macabre. On se croirait devant les draperies de deuil dont il était d'usage, jadis, de garnir les chapelles, les jours de pompes funèbres, épais voiles noirs rehaussés de larmes d'argent, de fémurs croisés et de têtes de mort stylisées. Pour ajouter à l'éloquence et orchestrer plus largement l'obsession de la mort, Marcheschi a disposé dans un angle une colonne de télévisions qui diffusent toutes en phase la même image, un liquide rouge et épais coulant en gouttes - rouge sang de surcroît. En dépit de ce détail redondant et vainement pittoresque, l'exposition a de quoi impressionner. A la manière d'une mise en scène enveloppante et, pour finir, obsédante, elle métamorphose l'espace en un profond mausolée où le visiteur n'ose marcher qu'à pas lents et parler à voix très basse. Théâtre de la cruauté, dirait-on, si la formule n'avait déjà trop servi. 

 

Philippe Dagen

Le Monde, 22 Juillet 1992