L'oeuvre au noir, au feu et à la suie de Jean-Paul Marcheschi.

 

 

A Ajaccio, une exposition rend justice à cet artiste trop rarement montré A notre époque, Jean-Paul Marcheschi semble préférer un temps rêvé, une sorte de XVIIe mythique, où il aurait vécu à la manière du Caravage. Le peintre construit, sur papier, une oeuvre où tout est singulier, de l'utilisation du flambeau et de la suie à la présence de l'écriture manuscrite et à celle d'une mémoire poétique, musicale et picturale immense. Exposition à Ajaccio jusqu'au 29 février.

Jean-Paul Marcheschi, quarante-neuf ans, accomplit depuis une vingtaine d'années une oeuvre où tout est singulier, de l'emploi du flambeau en guise de pinceau à la présence de l'écriture manuscrite et à celle d'une mémoire poétique, musicale et picturale immense. Probablement, pour toutes ces raisons, Marcheschi ne bénéficie que d'une attention incertaine de la part de l'époque actuelle. Elle ne lui pardonne pas de lui préférer un temps rêvé, une sorte de XVIIe mythique, où Marcheschi aurait vécu à la manière du Caravage, mauvais garçon savant, tantôt griffonnant des bribes de mémoires dans une taverne à marins, tantôt dans une basilique écoutant les Vêpres de la Vierge, tantôt dans sa chambre se récitant Dante et le Tasse.

Marcheschi n'expose donc qu'à l'occasion, dans des lieux aussi singuliers que lui : une abbaye dans le Gers ou à Angers, une maison à Chypre, une église désaffectée à Louvain. Très exceptionnellement dans un musée, avec ce qu'un tel lieu favorise : l'esquisse d'une rétrospective, la présentation d'oeuvres de grand format. Au Musée Fesch, ces dernières ont pris possession de trois grandes salles, tandis qu'un large et long corridor est occupé par une suite de travaux plus anciens.

Tous sur papier. Marcheschi n'a guère d'autre support et ne saurait travailler sur toile : le feu et la suie sont ses instruments. Ces feuilles, perforées, sont celles, ordinaires, qui servent dans les classeurs. Au fil des jours, Marcheschi y inscrit des bouts de phrases, des noms propres, les références d'un quatuor, des citations, un mot dont la consonance l'obsède, des dessins en peu de traits à l'encre. Ces feuilles s'accumulent.

Plus tard, Marcheschi les réutilise, matière première de ses travaux picturaux. Ces derniers se passent de couleurs et de brosses. Des cierges, des bougies, des mèches glissent contre le papier, y déposant des fumées qui peuvent se faire ténèbres ou demeurer presque invisibles. Les écritures s'effacent ou restent nettement lisibles, selon la densité des nuées noires. La cire peut couler en gouttes et filaments charbonneux ou ambrés. Il arrive que le flambeau se colle à la page, que la flamme en perce la surface.

Cette description laisserait croire à un expressionnisme fuligineux et matiériste - ce qui n'est pas le cas. Marcheschi est parvenu à une maîtrise absolue de son instrument, si destructeur.

Chaque feuille appartient à un ensemble, qui en compte parfois des dizaines. Chacune a sa place, déterminée par des gradations de clarté et d'obscurité, fixée par un rythme visuel et la volonté de faire surgir une image de la nuit - une image évidemment fantomatique, spectre d'un gisant dans l'espace, signes de visages ou de rochers, explosions stellaires. En dépit des difficultés d'exécution, l'artiste ne craint pas d'entreprendre des pièces très vastes, qui prennent possession des lieux et leur dictent leur loi.

 

INQUIÉTANT PARADIS

Ainsi de l'exposition actuelle. La division en trois obéit à une nécessité venue de La Divine Comédie : « Inferno », « Purgaturio », « Paradiso ». Mais le poème n'est ni illustré - comme il l'a été par Gérard Garouste récemment -, mais transposé et orchestré - moins transposé en peinture qu'en espace. La marche du visiteur le conduit de la caverne vers le grand jour. Elle commence devant Dante et Virgile dans la forêt des suicidés, vision d'abîme où glisse un cadavre, longe L'Île du Purgatoire et finit dans l'éblouissement polaire du Grand Ciel des étoiles fixes, carte d'un espace concentrique, étrangement inquiétant pour un Paradis. Il faudrait une chapelle pour que cette installation puisse rester visible en permanence et occupe la place qui lui est due, oeuvre de méditation qui veut du temps pour être comprise.

Les oeuvres de dimensions plus réduites qui accompagnent ce cycle sont dominées par deux compositions, un Marsyas et un Autoportrait masqué en roi sodomite où, de façon exceptionnelle, Marcheschi a introduit de la couleur, le rouge du sang qui éclabousse. L'intensité dramatique s'en trouve augmentée. Et, à nouveau, la question revient : pourquoi un tel silence autour de cette oeuvre si forte ? 

 

Philippe Dagen

Le Monde, 3 Février 2000