Les visions du Pharaon noir

 

 

Toulon/Arts. Jean-Paul Marcheschi signe l'une de ses expositions les plus amples et les plus énigmatiques, dédiée à un roi qui n'exista jamais que dans la mythologie du "cante jondo" TOULON de notre envoyé spécial

JEAN-PAUL MARCHESCHI, PHARAON NOIR, Hôtel des arts du Var, 236, boulevard Leclerc, 83000 Toulon. Tél. : 04-94-91-69-18. Du mardi au dimanche, de 11 heures à 18 heures. Entrée libre. Jusqu'au 23 septembre.

L'atelier de Marcheschi ressemble à une caverne. Au fond d'une cour, entre des murs qui ont l'air énormes et médiévaux, il travaille avec ses instruments de prédilection, des flambeaux de cire. Sur des feuilles de papier 21 - 29,7 cm, il dessine et peint au noir de fumée, avec, en tête, l'ensemble monumental qu'il composera en juxtaposant des dizaines de ces feuilles. Nombre d'entre elles ont été, auparavant, des pages de notes, et la cire et la fumée ne recouvrent que partiellement les mots et les phrases, tracés à l'encre. La peinture, littéralement, succède à l'écriture.

Ce qui est vrai de la technique si particulière de Marcheschi l'est, plus généralement, de sa création. Celle-ci commence par des lectures, des rêves, des notes dans des carnets. Marcheschi vit dans la poésie - Dante a sa préférence - et dans la musique. Si l'ensemble des travaux qu'il présente à Toulon s'appelle "Pharaon noir", ce n'est pas pour quelque référence à l'Egypte, ou du moins très indirectement. L'explication est autre. "Il faut revenir, écrit Marcheschi, à cette nuit du mois d'août 1922, à Grenade, lors du premier festival de cante jondo organisé par Manuel de Falla et Federico Garcia Lorca. Après le dîner, Manuel de Falla vient d'exécuter la version pour piano des Nuits dans les jardins d'Espagne devant Manuel Torres, le génial cantaor.

Manuel Torres (s'adressant à Falla) :

- Maître, ce soir vous avez eu le duende.

- Mais qu'est-ce que le duende ?

- Le duende, c'est faire remonter dans la voix le buste (tronco) du Pharaon noir."

Définition inexplicable. Elle a interloqué Marcheschi. Elle l'a poursuivi. Ce "duende", ce "chant noir", il a dès lors cherché à les atteindre en inventant, à partir de cette phrase de Torres, une fiction, au nom de cet énigmatique Pharaon noir. Fiction qui n'est ni récit ni fable. "Le nom n'est rien, dit-il pour se prémunir contre le malentendu, juste un appel." Les œuvres ne racontent pas ce qui serait l'histoire de ce roi. Elles sont de l'ordre du surgissement et du songe. Elles l'évoquent sans lui donner plus qu'une silhouette. Elles font apparaître ses fantômes et son ombre. Elles le font se dédoubler et susciter une figure féminine, qu'il possède. On reconnaît des corps, les uns crispés par le désir, les autres étendus dans la mort. D'autres encore, angéliques sans doute, volent ou plongent dans des espaces traversés d'éclairs ramifiés ou parcourus par d'étranges ondes concentriques.

 

VESTIGES D'UN CULTE ARCHAÏQUE

Comme dans la plupart de ses expositions récentes - dans une église de Louvain, dans la galerie des Ponchettes à Nice, au Musée Fesch d'Ajaccio -, Marcheschi a pris possession du lieu et l'a changé en une sorte de sanctuaire ou de mausolée, dont le pharaon serait le dieu. A chaque salle correspond une tonalité, solaire, nocturne, aérienne, liquide. Elles s'appellent "Salle des ancêtres", "Salle de la fin de la nuit", "Salle des tempêtes". Les murs entièrement tapissés de feuilles juxtaposées bord à bord, la lumière naturelle filtrée par des papiers fixés sur les fenêtres, l'éclairage électrique modulé par des dépôts de fumée sur les lampes... Marcheschi suscite des cryptes, des grottes, des lacs souterrains, des catacombes. Il y place des figures de cire ou de bronze, humaines, animales ou symboliques. On dirait les vestiges d'un culte archaïque, sur lesquels aurait adhéré une patine luisante, sang et suie mêlés, à mi- chemin entre reliquaires fang et sculptures de Giacometti et de Fautrier. L'une d'elles a l'apparence d'un squelette. Une autre est suivie d'une longue traîne blanche, plissée et brodée.

A l'inverse de la plupart des artistes contemporains, Marcheschi ne craint ni l'onirisme ni le lyrisme. Il ose ce que bien peu osent aujourd'hui, donner forme à une vision intérieure absolument singulière. "Le moi s'incarne en tout et partout dans le moindre détail", fait-il observer. Non moins singulière est la technique, ces tracés de fumée, ce dessin rapide à la flamme et à la cendre qui peut ne déposer qu'un voile à peine visible de gris comme il peut produire des noirs opaques et duveteux. Il arrive que le feu ait roussi le papier ou l'ait crevé, mais Marcheschi maîtrise de tels accidents avec précision. La destruction est son alliée, comme le sont la fluidité de la cire fondue et, à l'inverse, la dureté des écailles du bronze.

Auteur d'une œuvre inactuelle, il a longtemps pâti de son indépendance. Il a connu les années sans la moindre proposition d'exposition et l'indifférence des institutions. Depuis quelques années, progressivement, les choses changent. Ce n'est que justice.

 

Philippe Dagen

Le Monde, 5 Août 2001