Avec sa nouvelle série intitulée «Phâo», l'artiste poursuit sa quête des corps en perdition dans un univers de cire et de suie.

 

 

Jean-Paul Marcheschi, «Phâo» Galerie des Ponchettes, musées de Nice, 77, quai des Etats-Unis, 04 93 62 31 34. Jusqu'au 29 août.
 

Depuis 1984, Jean-Paul Marcheschi travaille avec le feu. Et plus précisément avec de la cire et de la suie produites par ces grandes torches allumées qu'il manie comme d'immenses pinceaux et avec lesquelles il «peint». Ses grands «tableaux» se composent toujours d'une myriade de feuilles de papier juxtaposées. A dominante sombre ­ la suie ­, chaque oeuvre laisse émerger des îlots clairs dessinés par la cire qui évoquent de splendides cartographies oniriques et figurent quelquefois des corps en suspension dans l'espace. La première série, abordée avec cette technique particulière, fut celle des «11 000 nuits», en référence aux 11 000 vierges de la Bible, aux 11 000 verges selon le jeu de mots d'Apollinaire, voire aux Mille et Une Nuits. «Un projet fou, une sorte d'opéra» ­ selon les termes de l'artiste (né en 1951 à Bastia, il vit et travaille à Paris) ­ qu'il poursuit encore aujourd'hui et dont certains ensembles ont été régulièrement exposés. Notamment les Premières Nuits, montrées dans le cadre des Ateliers de l'Arc, au musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1988. Mais, parallèlement, Marcheschi travaille régulièrement à d'autres séries d'oeuvres comme celles du «Phâo» (une douzaine au total), spécialement réalisées pour cette exposition.
 

D'ou vient ce titre, «Phâo»?

«Phâo» est né de la condensation de deux noms. Lorsque j'ai commencé cette série, j'étais en train de travailler sur une autre oeuvre dont le titre est la Chambre du Pharaon noir. J'ai pris la première syllabe de «Pharaon». Quant au «o», il fait allusion à quelqu'un qui m'est cher et également au nom d'un roi mythique du Bénin, souvent représenté en singe blanc dévorant ses sujets. «Phâo» est donc, en outre, la condensation de l'Egypte et de l'Afrique noire. C'est un mot qui me plaît parce que dans sa sonorité on entend beaucoup de choses et notamment «phôs» qui signifie la lumière. Et cette série est aussi une exploration de la lumière, une déclinaison de tous les états possibles de la lumière, avec mon outil qui est le feu.
 

Qu'est-ce qui vous a conduit, justement, à travailler avec le feu?

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le feu n'est pas venu, chez moi, d'un quelconque rapport à la modernité. Il y a d'illustres prédécesseurs, comme Fontana, Klein, Kounellis, Boltanski... que je connaissais quand j'ai débuté et que j'ai d'ailleurs toujours admirés. Il est venu par la littérature. Et plus précisément à la suite d'un très long travail sur Dante et sur la Divine Comédie où les images et les métaphores de la flamme sont incessantes. Un jour, par hasard, j'ai allumé une chandelle pour figurer l'un des corps, le premier qui apparaît au début du chant V et qui est nommé comme une flamme. Parallèlement, j'étais aussi tombé sur les nombreuses illustrations dont celles, très belles, de Botticelli, où les étoiles, les corps sont figurés comme des flammes. Enfin, un voyage à Stromboli, qui m'a fait l'effet d'une révélation, est venu renforcer tout cela. C'est avec la conjonction de tous ces éléments que le feu est entré dans mes peintures, puisque, au départ, je viens de la peinture. Je crois d'ailleurs ne l'avoir jamais quittée, malgré l'usage du feu.
 

Que vous a-t-il apporté?

C'est le mystère du feu. Petit à petit, il finit par tout envahir, ce qui a aussi été le cas dans mon travail. Je me suis rapidement aperçu que, de ces noirs, je pouvais tirer des figures, que, de la cire, je pouvais constituer des corps, des paysages. Et donc un alphabet. L'idée que le feu n'était pas seulement un acte spectaculaire, phénoménologique, comme on l'avait traité dans la modernité, mais qu'on pouvait bel et bien le plier à la discipline d'un langage, m'a passionné. J'ai eu envie d'en faire une phrase, puis deux et ensuite de composer des ensembles. Et aujourd'hui il est devenu le matériau essentiel qui domine quasiment tout mon travail. D'autre part, ce qui est intéressant avec le feu, c'est qu'il impose une sorte de duel. Parce qu'il est rebelle, parce qu'il ne se laisse pas soumettre facilement à la composition. Il amène du chaos, de l'informe, de l'«inconstitué», de l'imprévisible, ce qui est très excitant. Car, face à cela, il y a toujours une part que je laisse et une autre, celle de la sauvagerie, à laquelle je m'oppose.

Cela dit, le feu est pour moi un matériau comme un autre, un matériau auquel je ne pense plus lorsque je travaille. Bien sûr il exerce un pouvoir de fascination et il y a un excès de sens qui distingue le feu d'un pinceau. Mais il n'est pas un but en soi. Je ne suis pas là pour rendre compte de tous les états du feu. Ce qui compte, c'est le rêve qui s'empare de vous, qui prend corps avec n'importe quel matériau. Si on reste sur l'excentricité du matériau (pourquoi pas des plumes, de la merde, etc.), ça n'a aucun intérêt. A un moment, il faut fondre tout cela et faire en sorte qu'on l'oublie. Je pense d'ailleurs que le résultat de mon travail est tout à fait proche de celui de n'importe quel peintre de n'importe quel siècle.
 

Vous avez toujours travaillé sur des feuilles de papier. D'où vient cette décision?

Au départ, il s'agissait tout simplement d'une décision économique. Le 27 juillet 1981, j'ai acheté une bibliothèque de 250 livres vides, aux pages toutes blanches. Ils formaient un cadre, une structure et j'ai fait le pari de constituer ce fonds, d'en faire une espèce de banques d'images peintes. J'ai choisi de coller sur les pages les feuilles volantes sur lesquelles je voulais travailler. Comme je n'avais pas de moyens et qu'il fallait beaucoup de feuilles, j'ai pris le papier le moins cher, le papier d'écolier 21 X 29,7, ces feuilles de classeur perforées, sans tirer aucun parti d'ailleurs des perforations. Et puis quand j'ai commencé à travailler avec le feu et la cire, la matière était si épaisse qu'elle faisait enfler et exploser le livre. Il m'a donc fallu passer à l'espace, c'est-à-dire développer le livre sur les murs. Au fond, le feu a fait passer le projet du livre à l'espace. Mais, parallèlement, j'ai toujours continué le travail sur le livre avec toutes les techniques qu'il peut accueillir, sauf le feu et la cire.
 

Avec le «Phâo», c'est la première fois que la figure du corps est aussi présente, lisible?

C'est vrai et le corps du «Phâo», d'une valeur anatomique extrêmement stricte, est le résultat d'un duel important. Car le feu n'aime pas le réalisme et résiste à la figuration. Il a tendance à tout emporter. Et ce qui m'a intéressé, c'est cette lutte. A l'arrivée, on voit effectivement un corps, mais, si on s'approche, l'image se creuse et on perd le corps. On peut alors, par exemple, découvrir une pierre et, si on la creuse, trouver le ciel, puis des écritures. J'aime cette idée que le tableau doit être une réserve de sens, de non-sens, d'antisens, d'imagination, de rêverie. Avec le «Phâo», la figure vient effectivement en avant, mais j'espère qu'elle n'est pas qu'une image. Mon souhait est qu'elle se creuse justement à l'infini de l'antifigure. La peinture que j'aime, et celle que j'ai toujours voulu faire, rend compte de la traversée de l'espace par un corps. Un corps humain comme le corps d'un météore ou d'un éclat de feu. Je tiens à cette présence.

L'un des titres envisagés, avant le «Phâo» était «La chambre du sommeil». Parce que je crois que l'une des vertus du sommeil est de nous plonger dans un état qui rejoint l'infini. Un mouvement que Dante ne cesse d'explorer avec cette idée que tout corps qui tombe dans le sommeil rejoint le corps des étoiles. Cela me fait penser à cette plante sauvage, l'ipomée, qui a l'art de s'entortiller à tout et notamment à l'espace. Et c'est ça qui me passionne dans la peinture: qu'elle m'emporte là où je ne sais pas.

 
 

Henri-François Debailleux
(envoyé spécial à Nice)

Libération, Vendredi 20 août 1999